Fanny Boutarin : Nous vivons sur l’exploitation à Crest et constatons depuis plusieurs années les difficultés du marché de l’ail face notamment à la concurrence espagnole. Or, nous savons la qualité gustative de nos productions IGP. Pour nous démarquer, nous devions miser sur le goût et non sur les prix. Un vrai challenge. Un voyage au Garlic Festival sur l’île de Wight en Angleterre en 2016 nous a permis de découvrir les subtilités de l’ail noir grâce à un Garlic farmer, passionné d’ail, qui en importait différentes variétés du monde entier. Ce fut un élément déclencheur pour moi : je voulais apporter de la valeur à l’ail produite par mon mari Stéphane, le transformer pour le faire aimer et, à titre personnel, changer de route professionnelle. Après 16 années, je quitte mon poste de conseillère auprès des entreprises à la CCI de la Drôme pour créer Ail Shake, en septembre 2016, la SAS qui transforme l’ail blanc en ail noir et le commercialise.
F.B. : Il n’existe aucun procédé connu pour transformer l’ail blanc en un ail noir qui nous intéresse gustativement. Celui que les chefs cuisiniers apprécient et connaissent vient du Japon. Notre objectif est de nous positionner sur le goût et la qualité. Je démarre des recherches, teste des recettes dans notre cuisine familiale et me documente.
Stéphane Boutarin : Nous faisons venir de l’ail noir de Chine, du Québec, de Corée, du Japon. Nous analysons le côté gustatif de ce que propose le marché.
F. B. : J’ai intégré l’incubateur de l’école d’ingénieurs lyonnaise en février 2017 pour un an. L’accès à la bibliothèque et à la halle technologique m’a permis de mettre au point le process de fabrication de l’ail noir que nous souhaitions obtenir. L’objectif était de dimensionner l’outil de transformation à implanter sur notre exploitation à Crest et de travailler le volet commercial et marché, à l’époque quasi inexistant en France.
S. B. : En travaillant sur un nouveau produit, notre volonté était aussi de sortir du grand négoce pour s’orienter vers une autre typologie de clientèle, les chefs notamment, et une autre manière de vendre.
F. B. : Nous disposons d’un très bon réseau familial dans le monde de la gastronomie qui nous permet de constituer un panel de chefs. Ils goûtent et testent à chaque étape de nos recherches. En juin 2017, je parviens à mettre au point une recette validée par les chefs et qui répond à nos souhaits. Par contre, je n’ai pas la machine adéquate pour transformer l’ail blanc en ail noir. Elle doit être bien hermétique et proposer une chaleur homogène pour un cycle de 30 jours. J’étudie les machines industrielles présentes sur le marché français, voire chinois et coréen. Rien ne correspond à mon produit. C’est une machine fabriquée au Japon dont j’ai besoin.
F. B. : Mon passé de conseillère à la CCI de la Drôme m’incite à m’adjoindre les compétences d’un consultant au Japon pour m’aider dans ma prospection industrielle, à partir de septembre 2017. Je comprends rapidement que cela va être long et fastidieux de traiter, en tant que femme, avec les industriels Japonais. Mais je sais que je dois lancer rapidement ma production et ma commercialisation. Entre temps, je trouve, à Londres, un sous-traitant coréen pour fabriquer, selon ma méthode, notre ail noir. En appliquant scrupuleusement le procédé industriel que j’avais mis au point, je savais que ce sous-traitant pourrait, grâce à la qualité de notre ail blanc de la Drôme, fabriquer l’ail noir que nous souhaitions. Nous disposons, début 2018, de notre première production à commercialiser. Mais je n’ai toujours pas de machines japonaises… Je trouve le fabricant idoine en avril 2018 mais ses machines n’ont pas la certification CE. Je suis dans une impasse juridique. Je poursuis l’envoi de l’ail de la Drôme chez le sous-traitant londonien et cherche des solutions pour importer ma machine. La situation se débloque au Sirha en janvier 2019, alors que je rencontre le grand maître japonais de l’ail noir, venu soutenir la délégation japonaise.
S. B. : Il se rend compte que Fanny maîtrise parfaitement le sujet, que nous sommes agriculteurs, comme lui, et que notre approche gustative et haut de gamme à destination des chefs cuisiniers nous inscrivent dans la durée. Nous parlons d’égal à égal.
F. B. : Après moult péripéties et l’arrivée de la crise sanitaire du Covid qui suspend les échanges commerciaux internationaux, nos deux machines pour transformer l’ail blanc de la Drôme en ail noir arrivent enfin en mars 2020 à Crest.
F. B. : Nous avons réaménagé l’exploitation pour installer nos deux machines de transformation, une éplucheuse et un petit laboratoire. 300 000 euros ont été investis, dont une partie financée par les fonds Feader (Fonds européen agricole pour le développement rural). L’exploitation produit 100 tonnes d’ail par an. L’ail noir représente 3,5 tonnes. Toute la production a été commercialisée en 2020 et 2021. Notre chiffre d’affaires est passé de 150 000 € en 2020 à 350 000 € en 2021. Notre outil industriel est déjà à saturation. Je cherche des solutions pour investir à nouveau, dans des machines pour répondre à mes besoins de production en ail noir épluché et en ail noir tête, celui que nous commercialisons aujourd’hui auprès des restaurateurs.
F. B. : Notre ail noir est commercialisé auprès des restaurateurs en direct (50 %), dans les épiceries fines (30 %), en magasins spécialisés bio (15 %) et via notre boutique en ligne (5 %). Une jeune salariée sur la partie marketing et communication m’a rejointe à temps plein en septembre, une autre à mi-temps développe le volet commercial auprès des restaurateurs, une apprentie en agroalimentaire m’aide à la production. 2022 marque l’année de l’accélération, à la fois pour la production et pour la commercialisation avec des partenariats en cobranding, comme les croquants à l’ail noir Boutarin de la Biscuiterie de Provence. De plus, nous avons été promus Ambassadeurs de l’ail noir d’Aomori par la confrérie du grand maître japonais. Un atout commercial qui valide à la fois la qualité gustative de notre ail noir et notre procédé de fabrication.
S. B. : L’histoire entrepreneuriale de Fanny apporte un regard différent sur la commercialisation d’un produit agricole. Elle a adopté une méthode totalement différente du schéma agricole traditionnel. Une façon de voir les choses qui a séduit les Japonais et les chefs français dont la bienveillance a été très importante.
--> Une entreprise accompagnée par la CCI de la Drôme sur le volet International :